VI
LE « SUPRÊME

Le capitaine de vaisseau Valentine Keen s’accrocha au filet au vent, fatigué de fouiller des yeux la mer et le ciel. Il s’était arraché les paumes à s’agripper aux filets goudronnés pour essayer de conserver son équilibre.

Tout au long de la nuit, la tempête avait transformé la mer en un hachis de crêtes blanches, et des torrents d’eau balayaient les passavants, soulevant les hommes comme du bois de flottage. À présent, une bande gris argenté striait le ciel, les mouvements étaient moins rudes ; l’aube s’était levée, comme pour se gausser de leurs efforts dérisoires.

Essayer de garder son poste sur l’Icare n’aurait eu aucun sens. Comme leur petit brick, Le Rapide, qu’ils avaient perdu de vue dans la tourmente. L’Argonaute, la majeure partie du temps, avait pris la cape sous hunier au bas ris. Si les vaisseaux avaient tenté de rester sous voiles, ils auraient été dispersés à plusieurs milles les uns des autres bien avant l’aube.

Son second s’approcha :

— Je peux remettre en route, commandant.

Keen jeta un coup d’œil au maître pilote qui se tenait là, dans son ciré détrempé. Le vieux Fallowfield resta silencieux, mais fit ce qui pouvait ressembler à un haussement d’épaules.

— Très bien. Rappelez l’équipage. Faites relever les vigies pendant que vous y êtes. Nous allons avoir besoin d’yeux affûtés si nous voulons retrouver l’escadre.

Paget s’était fort bien comporté, songea-t-il, il avait tenu à la force de sa voix les hommes en éveil de la tombée de la nuit jusque-là.

— L’équipage sur le pont ! L’équipage sur le pont ! Aux postes de manœuvre !

Les hurlements des officiers mariniers ajoutés, ici et là, au claquement d’une garcette ramenèrent une fois de plus les hommes épuisés aux drisses et aux bras.

Keen tira sur sa cravate. Comme tous ses vêtements, elle était à tordre, sous l’effet des embruns et peut-être de la pluie. Son bâtiment s’était mieux comporté qu’il n’eût cru. Il ne s’était pas montré inférieur à sa réputation.

Il était assez content de ses propres efforts. Il avait mené le vaisseau dans la tempête, maîtrisé ses hommes, avait fait respecter sa discipline. Le pont se mit à trembler, le petit hunier et le foc étaient établis et claquaient dans un bruit de toile mouillée. Le bâtiment redevenait manœuvrant, et Tuson allait avoir de l’ouvrage. Keen avait vu plusieurs de ses hommes se faire blesser. Pis encore, un marin était passé par-dessus bord, mort atroce s’il en était : voir votre bâtiment s’éloigner et vos camarades impuissants à vous venir en aide alors que vous vous noyez, seul.

— En route nordet-quart-est, commandant !

Le ciel s’éclairait déjà, on pouvait même espérer une belle journée après les affres de la nuit. Cette mer est bien étrange, songea Keen.

— Prenez le quart, monsieur Paget.

Keen frotta ses yeux endoloris.

— Dès que les feux seront allumés dans la cambuse, envoyez les hommes prendre leur déjeuner par division. Et dites au commis de faire servir une ration de rhum par personne, ils l’ont bien mérité.

— Ça va les réveiller, commandant, fit Paget en riant.

Et il tourna les talons, visiblement heureux de se voir confier la responsabilité du bâtiment par gros temps. Keen décida de dire un mot à son sujet dans son rapport. S’il avait besoin d’un bon second, la flotte, elle, avait besoin de bons commandants.

Keen s’engouffra à l’arrière, silhouette qui tanguait dans la pénombre. Il n’avait pas encore compris à quel point il était épuisé et tendu. Une tunique rouge émergea de l’ombre, il aperçut Bouteiller, le fusilier, qui l’attendait.

— 'Jour, major.

Keen n’avait jamais véritablement compris ces fusiliers, encore qu’il les admirât profondément. Et cette appellation de « major » appliquée à un officier semblait elle-même étrange.

— J’ai cru devoir vous prévenir moi-même, commandant, fit Bouteiller – il parlait de façon saccadée, comme une mécanique : La… euh… la passagère voudrait vous parler.

— Je vois, répondit Keen en hochant la tête. Quand était-ce ?

L’officier réfléchit.

— Ça doit faire dans les deux heures, commandant… Vous étiez très occupé.

Il faisait trop noir pour qu’il vît son visage, et Bouteiller ne laisserait de toute manière rien paraître. Mais que pensait-il exactement ?

— Parfait, je vous remercie.

Keen se fraya un chemin jusqu’à la porte basse et sentit presque le factionnaire retenir son souffle. Pour une fois, il avait dû apprécier de prendre son tour à ce poste. Tous les autres, hommes, et jusqu’aux mousses, avaient dû rester sur le pont à combattre leur ennemi naturel.

Une lanterne sourde, volet baissé, pendait au barrot, et il aperçut la jeune fille allongée sur la couchette. Elle avait une jambe ballante qui se balançait doucement au gré des mouvements du bâtiment, comme si c’était la seule partie encore vivante de sa personne. Keen referma la porte. Voilà encore une chose que Tuson désapprouverait, songea-t-il.

Il lui prit tout doucement la cheville et remit la jambe en place sur la couchette. Elle portait toujours la même chemise, le même pantalon. Un rai de lumière passa sur son visage. Elle avait l’air incroyablement jeune.

Puis elle ouvrit tout grands les yeux et le fixa d’un air rempli de terreur. Elle serra convulsivement sa chemise autour de son cou.

Keen resta là sans bouger et attendit. Sa terreur se dissipait lentement, comme un nuage d’orage qui s’éloigne.

— Je suis désolé, commença-t-il. On m’a juste dit que vous souhaitiez me voir. Vous dormiez, j’aurais dû me retirer…

Elle se souleva pour s’asseoir et le fixa. Puis, se penchant un peu, elle effleura son manteau et sa chemise.

— Vous êtes trempé, commandant, murmura-t-elle.

Cette simple phrase, si banale, suffit à faire battre le cœur de Keen.

— La tempête s’est calmée, répondit-il.

Il voyait ses doigts posés sur ses parements et il avait envie de les prendre, de les presser sur ses lèvres. Mais au lieu de cela, il continua :

— Avez-vous eu bien peur ?

— Pas autant que de l’autre chose.

Ozzard lui avait rapporté qu’il l’avait retrouvée toute blottie, les mains serrées sur ses oreilles, lorsqu’un marin avait subi le fouet pour désobéissance. Elle poursuivit :

— Un navire de cette taille ! N’empêche : il y a eu des moments où j’ai cru qu’il allait se briser en morceaux – elle jouait avec l’un de ses revers, paupières baissées. J’ai pensé que vous alliez vous inquiéter pour moi, je voulais vous dire que j’étais saine et sauve.

— Merci.

À un moment, pendant la tempête, il l’avait imaginée près de lui dans la tourmente, avec ses cheveux volant au vent et ses dents blanches découvertes par son rire, et il avait affronté, lui et son bateau, le choc des éléments.

— Oui, j’étais inquiet. Vous n’êtes pas accoutumée à ce genre de vie.

Il se représentait le transport de déportés, ce qu’il avait dû subir dans la tempête. Et il sut immédiatement que la même pensée lui était venue à elle.

— Je n’arrive pas à croire que je suis sauve – elle releva la tête, et il put voir son regard briller par instants, au gré des lueurs que jetait le fanal en se balançant. Mais, sauve, est-ce que je le suis pour de bon ?

Il se vit prendre ses mains dans les siennes et les serrer. Elle ne protesta pas, n’essaya pas de les retirer, ne détourna pas les yeux des siens, mais dit :

— Racontez-moi, je vous prie.

Keen commença son récit.

— J’avais espéré vous déposer à terre à Gibraltar, comme vous le savez. À présent, il semble qu’il faille attendre un peu. J’ai confié un pli au brick courrier, celui que commande le neveu de Sir Richard. Des lettres partiront dès que la mienne aura été reçue à la City. Vous devrez peut-être rester à mon bord jusqu’à ce qu’on m’ordonne de relâcher à Malte. Une partie de nos tâches consiste à protéger les convois. Et j’ai également des amis à Malte.

Il avait sans le vouloir ponctué son discours de pressions de ses mains sur les siennes.

— Mais ce que je sais, Zénoria, fit-il en laissant sa voix traîner un peu sur son nom, c’est que vous ne retournerez pas à bord d’un transport de déportés, j’y veillerai.

— Et tout ceci, lui demanda-t-elle doucement, c’est pour moi que vous le faites ? Vous ne me connaissez pas, monsieur, vous savez seulement ce que l’on raconte sur mon compte. Vous m’avez vue lorsqu’on m’avait déshabillée pour me fouetter comme une putain – elle releva fièrement le menton. Ce que je ne suis pas.

— Je le sais, répondit-il.

Elle détourna les yeux pour contempler les ombres qui dansaient.

— Auriez-vous pris tant de peine si nous étions ailleurs qu’ici ? À Londres, par exemple, ou à un endroit où votre femme aurait pu nous voir ?

— Je n’ai jamais été marié, fit Keen en secouant la tête. Une fois, j’ai…

Elle répondit en serrant plus fort ses doigts dans ses mains :

— Mais avez-vous déjà aimé ?

— Oui, répondit Keen. Elle est morte. Cela fait bien longtemps.

Il releva la tête.

— Je ne peux pas l’expliquer, mais c’est vrai. Appelez cela le destin, la volonté de Dieu, le hasard si vous préférez, mais le fait est là, et ce n’est pas de l’imagination. Certains diraient que tout se ligue contre moi – il resserra sa pression en voyant qu’elle allait parler : Non, je dois vous le dire. Je suis beaucoup plus âgé que vous, je suis officiel du roi et mon devoir est de rester lié à ce vaisseau jusqu’à ce que cette fichue guerre soit terminée.

Il porta ses mains à ses lèvres, exactement comme il l’avait déjà si souvent fait en imagination.

— Ne riez pas, non, écoutez-moi. Je vous aime, Zénoria.

Il s’attendait à ce qu’elle retirât ses mains ou à ce qu’elle l’interrompît, mais au lieu de cela, elle s’assit toute droite, les yeux écarquillés.

Il poursuivit :

— C’est comme si je m’étais ôté un grand poids de la tête. Je vous aime, Zénoria, répéta-t-il lentement.

Il essaya de se lever, mais elle jeta les bras autour de son cou en murmurant :

— Ne me regardez pas – ses lèvres étaient tout contre son oreille. Je dois rêver, ce n’est pas possible. Nous sommes tous deux le jouet du destin.

Il se dégagea tout doucement pour contempler son visage : deux filets de larmes coulaient sur ses joues.

Puis, sans la lâcher, il lui embrassa les joues, séchant ses larmes salées, en proie à cette ivresse que lui donnait un bonheur impossible et furtif.

— Ne parlez pas, essayez de dormir à présent.

Il recula un peu sans lâcher ses mains.

— Non, ce n’est pas un rêve et je pèse mes mots – son esprit travaillait à toute vitesse. Vous viendrez plus tard prendre votre déjeuner à l’arrière. J’enverrai Ozzard.

Il parlait d’une voix précipitée, sachant très bien que, s’il le faisait, c’était pour l’empêcher d’arrêter immédiatement ce flux de paroles.

Il empoigna la porte, mais elle tendait encore les bras, comme si elle voulait s’accrocher à lui.

En sortant, il tomba sur deux fusiliers et un caporal, qui assurait la relève, criant ses ordres à voix basse.

Keen les salua d’un signe de tête et ajouta :

— Caporal Wenmouth, j’ai l’impression que nous sommes sortis d’affaire, hein ?

Il se dirigea à grands pas vers l’arrière sans faire attention à leur air ébahi.

Une fois dans la grand-chambre de poupe, il examina un instant les ombres et l’eau qui clapotait sous les fenêtres.

Il se sentait tout brûlant, désemparé, sous le coup d’une excitation comme il n’en avait encore jamais connu. Il jeta sa coiffure sur le banc et murmura à voix haute : « Je t’aime, Zénoria. »

Puis, soudain, il comprit qu’Ozzard l’observait de la portière de toile, les mains croisées sur son tablier. Ozzard lui demanda poliment :

— Votre petit déjeuner, commandant ?

— Pas tout de suite, répondit Keen en souriant. J’attends… euh… j’attends de la compagnie, dans une heure ou à peu près.

— Je vois, commandant – et, sur le point de se retirer : Oui-da, je vois, commandant, je vois !… fit Ozzard.

D’autres allaient peut-être se réjouir un peu moins de la chose, mais Keen n’en avait cure.

 

— Tout va bien, mademoiselle ?

Un habile plongeon le long de la table et Ozzard rattrapa une assiette qui glissait dangereusement jusqu’au bord.

Elle se retourna et, levant les yeux :

— C’était délicieux, répondit-elle.

Cette réplique lui fut l’occasion d’offrir son profil à son compagnon de table assis en face d’elle. Elle était ravissante avec ses cheveux dénoués sur les épaules, chemise d’aspirant ou pas.

En retrouvant sa position normale, elle s’aperçut qu’il la contemplait :

— Qu’y a-t-il ?

Il lui sourit :

— Vous. Je pourrais rester à vous admirer ainsi toute la journée et découvrir quelque chose de nouveau à chaque minute.

Elle baissa les yeux sur son assiette vide.

— Cela n’a pas de sens, commandant, et vous le savez très bien !

Mais elle était toute rouge, ravie peut-être. Elle ajouta précipitamment :

— Parlez-moi de votre Sir Richard. Le connaissez-vous depuis longtemps ?

Keen buvait ses mots, cette voix si étrange dans cet univers d’hommes. Et pourtant, tellement à sa place.

— J’ai servi à mainte reprise sous ses ordres. J’étais près de lui lorsqu’il a manqué mourir de la fièvre.

Elle observait attentivement ses traits, comme pour les graver dans sa mémoire.

— Est-ce alors que vous avez perdu celle que vous aimiez ?

Il la regarda droit dans les yeux.

— Oui. Je n’ai pas dit que…

— Cela se lisait sur votre figure. (Petit signe de remerciement à Ozzard, qui desservait.) La guerre, le combat, vous avez vécu tant de choses ! Pourquoi y avez-vous été contraint ?

Des yeux, Keen fit le tour de la chambre.

— Je suis ainsi. J’ai embarqué alors que j’étais tout jeune. C’est ce que je suis habitué à faire.

— Et votre demeure ne vous manque jamais ?

Ses yeux s’étaient embués à nouveau, mais elle paraissait très calme.

— Parfois, oui. Lorsque je suis à terre, j’ai envie de retrouver mon bâtiment. À la mer, je songe aux champs, aux troupeaux. Mes frères ont tous deux une ferme dans le Hampshire. Quelquefois, il m’arrive de les envier.

Il hésitait à poursuivre, il ne s’était jamais ouvert de la sorte.

— Maintenant, répondit-elle, je peux vous dire de ne pas avoir peur. Vous ne risquez rien à me parler.

Ils entendaient des piétinements sur le pont détrempé au-dessus de leurs têtes. Près de la claire-voie, un homme éclata de rire, un autre cria une réprimande.

— Vous aimez ces hommes, n’est-ce pas ? demanda-t-elle. Où que vous les emmeniez, ils vous suivraient.

Il se pencha sur la table, cette table où il s’était déjà assis en compagnie des autres commandants.

— Donnez-moi votre main.

Elle la lui tendit, ils pouvaient à peine se toucher.

— Un jour, nous descendrons ensemble à terre. Je ne sais ni où ni comment, mais nous le ferons.

Elle releva une mèche qui lui tombait sur les yeux et se mit à rire, mais son regard restait triste.

— Dans l’état où je suis ? Je ferais une belle compagnie pour un officier du roi ! – et, lui pressant la main plus fort : Pour le plus bel officier du roi !…

— L’autre jour, continua Keen, j’ai arraisonné un bâtiment de commerce génois.

Elle parut surprise de le voir brusquement changer de sujet.

— Je lui ai acheté une robe, pour vous. Je vais demander à mon domestique de vous l’apporter – il semblait embarrassé, hésitant. Peut-être ne sera-t-elle pas à votre goût, ou à votre taille, mais…

— Vous êtes trop gentil, commandant, lui répondit-elle doucement. Vous trouvez moyen de penser à des choses pareilles avec tout ce que vous avez à faire ! Et je suis sûre que je l’aimerai.

Keen conclut maladroitement :

— J’ai deux sœurs, vous savez…

Mais il se tut brusquement, gêné d’entendre le factionnaire hurler de l’autre côté de la portière :

— Le chirurgien, commandant !

Keen retira sa main. Il avait le sentiment de partir à la dérive, une impression de culpabilité.

— Entrez ! cria-t-il. Je ne veux pas que les choses s’arrêtent ainsi, dit-il plus bas.

Tuson entra et se tourna vers lui sans rien manifester. Ses mains étaient très rouges, comme s’il les avait vigoureusement frottées l’une contre l’autre.

— Petit déjeuner ? demanda Keen en lui montrant une chaise.

— Non, commandant, répondit Tuson en esquissant à peine un sourire. Mais je prendrais volontiers un peu de café. Comment allez-vous ? s’enquit-il auprès de la jeune fille.

— Je vais bien, monsieur, répondit-elle en baissant les yeux.

Tuson prit la tasse que lui tendait Ozzard.

— On ne peut pas en dire autant de votre compagne, la jeune Millie.

Millie était la jeune domestique jamaïcaine. On ne lui connaissait apparemment pas d’autre nom.

— Je crois bien, continua Tuson, qu’elle préférerait attraper la fièvre sur le Rocher plutôt que de connaître une autre tempête comme celle de cette nuit.

Entendant crier la vigie, Keen leva les yeux vers la claire-voie.

— On dirait qu’il s’agit d’un bâtiment, suggéra Tuson.

Il regardait toujours la jeune fille, notant qu’elle crispait ses petites mains, et que sa poitrine haletait. Keen avait dû lui dire quelque chose, elle n’était pas dans son état normal.

— Ami ou ennemi ? demanda-t-elle à Keen.

Keen se retint de se lever et d’ouvrir la claire-voie. On viendrait le prévenir lorsque ce serait nécessaire. Encore une leçon qu’il devait à Bolitho.

— On a signalé deux de nos bâtiments voici une heure, répondit-il enfin – il regardait sa bouche. C’était pendant votre sommeil.

— Je ne suis pas retournée me coucher, fit-elle en soutenant son regard.

Tuson dressa les deux oreilles, mais sans rien montrer de sa curiosité.

— L’officier en second, commandant ! cria le factionnaire.

Paget entra, son manteau noirci d’être trempé.

— La vigie a aperçu une voile dans le suroît.

Il évitait soigneusement de regarder la jeune fille assise à la table, ce qui rendait encore plus flagrant son intérêt.

— Dans le suroît ? lui demanda Keen.

Sans avoir besoin de consulter la carte, il imaginait la position des autres vaisseaux. L’Icare était à près de trois milles par le travers, Le Rapide loin sur leur avant, ombre minuscule sur l’horizon brouillé.

Paget ajouta :

— Je suis monté moi-même dans les hauts, commandant. C’est un français, je parierais gros.

Keen le regarda, l’air pensif. Il en apprenait tous les jours sur Paget.

Paget attendit un peu, histoire de soigner son effet.

— Il est gréé comme nous, commandant. C’est un vaisseau de ligne, il n’y a pas de doute là-dessus.

Keen bondit sur ses pieds, sans se soucier des autres qui le regardaient, ni de Paget, tout fier de ce qu’il avait découvert seul sans qu’on lui eût rien demandé, ni de Tuson, qui observait Keen avec le même intérêt que Bolitho, comme il avait eu l’occasion de le faire à mainte reprise. Le poids des responsabilités, l’expérience du commandement, la détermination, voilà ce qu’il observait. Il n’y avait de tendresse que dans le regard de la jeune fille, de l’inquiétude aussi pour cet autre versant du caractère de Keen.

— Il va se douter de ce que nous fabriquons.

Keen s’arrêta près des fenêtres de poupe pour examiner le bâtiment.

— Il nous piste. Peut-être rend-il compte de nos mouvements à un autre bâtiment ?

— Il n’a fait aucun signal, reprit Paget, l’air buté. J’ai envoyé Mr. Chaytor dans les hauts avec une lunette. Il me préviendra s’il voit des signaux.

Keen se dirigea à regret vers la carte ; il aurait bien aimé que Bolitho fût là. Les Français faisaient usage d’un de leurs gros vaisseaux de ligne, même si des frégates avaient été signalées. L’Argonaute pouvait virer et le prendre en chasse, mais la manœuvre laissait peu d’espoir et il leur faudrait de toute manière un bon bout de temps, avec ce vent du sud par le travers tribord. Il décida enfin :

— Signalez à l’Icare de conserver son poste.

Mais ce qu’il imaginait dans sa tête, ce n’était pas le bâtiment lui-même, c’était le visage aigri de son commandant.

— Signalez ensuite au Rapide de se rapprocher de l’amiral.

Paget hésita en atteignant la porte.

— Le prenons-nous en chasse, commandant ? Nous pourrions le rattraper si le vent adonne un brin. À mon avis, ce bâtiment est capable d’en remontrer à n’importe qui !

Keen esquissa un sourire : l’enthousiasme de Paget lui réchauffait le cœur.

— Envoyez d’abord les signaux, vous rappellerez ensuite l’équipage. Faites établir le petit perroquet, ainsi que les cacatois.

Paget jeta un rapide coup d’œil aux crêtes blanches qui se succédaient sur l’arrière, brouillées et comme irréelles à travers les vitres couvertes de sel. Ça soufflait bien, il allait être difficile d’envoyer davantage de toile. Mais son commandant semblait inaccessible au moindre doute. La porte se referma et, quelques instants plus tard, le bâtiment s’anima sous les coups de sifflet et le piétinement en tous sens de l’équipage.

— Il va filer, n’est-ce pas, commandant ? demanda Tuson.

Keen se concentra sur la chambre.

— Je n’en doute pas. Je vous ai réservé un accueil bien indigne, s’excusa-t-il avec un sourire. Pourquoi donc étiez-vous venu me voir ?

Tuson se leva et entreprit en se balançant de gagner la pente du pont.

— Je venais vous rendre compte des blessures de la nuit dernière, commandant. Dix blessés au total, fractures dans la plupart des cas. Ç’aurait pu être bien pire.

— Sans parler de ce pauvre diable qui est passé par-dessus bord. Mais je vous remercie. Les blessés sont en bonnes mains. J’espère que vous savez combien j’apprécie votre présence parmi nous.

Tuson était à la porte. Avec son manteau sombre et ses cheveux blancs qui débordaient largement sur son col, il ressemblait plus à un avoué qu’à un chirurgien de marine.

Il ne buvait jamais une goutte. Keen avait déjà surpris le regard qu’il jetait aux autres lorsqu’ils remplissaient leurs verres. Il avait sans doute eu de gros malheurs.

Lorsque la porte fut refermée, Keen dit doucement :

— Un brave homme.

Ils se regardèrent, toujours assis des deux côtés de la table. C’est elle qui parla la première.

— Je vais me retirer – elle contemplait ses pieds menus posés sur la toile peinte en damier. Je viens de vous découvrir. L’homme. Celui qui s’est mis à hurler à bord de ce bâtiment, lorsque le fouet a commencé de me déchirer le dos. Celui qui m’a réconfortée et qui jure à présent qu’il m’aime.

Elle se leva, fit le tour de la table, mince silhouette obligée de se pencher.

— Qu’est-ce que l’avenir nous réserve ?

Il attendit qu’elle fût près de lui.

— Je vais faire en sorte que vous m’aimiez, vous aussi.

Il ferma ses oreilles pour ne pas entendre le cri de la vigie de hune. Sans doute Chaytor, son second lieutenant.

— Il envoie de la toile, monsieur !

Ainsi donc, le français était lancé à leur poursuite, il n’avait pas l’intention de les lâcher.

Elle s’approcha, posa la main sur sa joue. Lorsqu’il essaya de l’attirer, elle protesta :

— Non, pas ainsi.

Elle laissa sa main sur son visage pendant de longues secondes, les yeux rivés sur lui. Puis elle continua :

— Je vais me retirer – elle semblait rassurée, heureuse de tout ce qu’elle venait de découvrir. Si Ozzard veut bien me raccompagner ?

Keen acquiesça sans un mot, tant il avait la bouche sèche.

— N’oubliez pas, lui dit-il enfin.

Arrivée près de la porte, elle se retourna pour le regarder.

— Ce serait impossible.

Ozzard ouvrit la porte et elle disparut.

Keen se leva et commença à tourner en rond dans sa chambre, effleurant les objets sans les voir. Puis il s’arrêta près du grand fauteuil tout neuf à haut dossier et sourit. Qu’aurait-il dû faire ?

Il monta enfin sur le pont. Paget et l’officier de quart examinaient les vergues brassées, l’angle de chaque voile. La grand-vergue était courbée comme un arc géant, le pilote lui-même l’observait avec une certaine inquiétude.

Un aspirant cria :

— Le Rapide fait l’aperçu, commandant !

Il se tut, tout confus, en apercevant Keen.

Keen serra convulsivement les mains sous ses basques, ce qu’il voyait le glaçait. Le lieutenant de vaisseau Chaytor cria :

— Il envoie encore de la toile, commandant !

Keen regarda Paget.

— Réduisez la toile, je vous prie. Carguez la grand-voile.

Ils parurent tous soulagés.

Keen vit l’Icare répondre et ferler ses voiles sur les vergues en imitant l’exemple du vaisseau amiral.

Les minutes passaient. Peut-être avait-il tort. Et si le commandant français avait envie de se rapprocher pour se battre ? À deux contre un, certes, mais c’était possible. Il eut un soupir de soulagement lorsque la vigie annonça :

— Il réduit la toile, commandant !

Keen gagna le pied du mât d’artimon et tâta les piques d’abordage rangées dans leur râtelier autour de l’énorme pièce de bois.

Le français veut me pousser à faire demi-tour et à le poursuivre. Il essaie de me provoquer. Voilà ce qu’il espère ! Maintenant qu’il avait compris, cela lui fit un choc. Il ordonna :

— Dès que Le Rapide sera assez proche, dites-lui d’envoyer toute la toile et de trouver Le Suprême. Quarrell a dû noter le point d’atterrissage sur sa carte.

Paget l’observait d’un œil prudent, la soudaine rudesse et le changement d’humeur de Keen ne lui avaient pas échappé.

— Dites-lui de prévenir notre amiral que nous sommes suivis, mais pas pris en chasse. Je n’ai pas le temps de lui remettre des ordres écrits.

Il fut repris d’un grand frisson. Le commandant français s’attendait à ce qu’il le prît en chasse, ce qui aurait encore davantage divisé leurs forces. Cette soudaine pensée le fit pâlir. Il ajouta :

— Dites au Rapide de faire force de voiles. Dès que Quarrell aura compris, c’est nous qui renverrons toute la toile – et, jetant un coup d’œil à la mâture : Même si nous devons casser un peu de bois, ajouta-t-il.

Plus tard, de retour dans la chambre, Keen entendit Paget qui répétait ses ordres dans son porte-voix.

Le Rapide allait devoir se montrer digne de son nom de baptême. Il fut soudain rempli d’une grande inquiétude et, se tournant vers le fauteuil de Bolitho, songea qu’il pouvait rester vide à tout jamais.

 

Bolitho était assis au bord d’une couchette basse dans l’étroite chambre du Suprême. Il régnait une chaleur étouffante entre les ponts et il devina qu’on devait être le soir.

Quelqu’un poussa la porte et annonça :

— Il commence à faire sombre, amiral.

Bolitho tendit la main et prit l’homme par le bras. C’était Hallowes ; sa voix était celle d’un homme las et abattu, si bien qu’il n’avait même pas pris garde à ce qu’il venait de dire, songea Bolitho avec désespoir.

Il tâta le pansement humide qui lui recouvrait les yeux. Peut-être fera-t-il toujours sombre pour moi ? Pourquoi cette crainte soudaine ? Il aurait pourtant dû s’attendre à ce que pareille chose lui arrivât un jour. Dieu sait s’il en avait vu tomber, des hommes de valeur ! Mais finir ainsi ?

— Dites-moi ce que vous vous êtes en train de faire ! demanda-t-il.

Il y avait de l’agressivité dans sa voix, et il savait pertinemment que c’était pour chasser toute forme d’apitoiement sur soi-même.

Pendant l’après-midi, Hallowes avait tenté de récupérer une des embarcations. Un marin, bon nageur, s’était porté volontaire pour tenter l’opération. Hallowes devenait fou à voir ainsi deux de ses canots s’éloigner à la dérive, hors d’atteinte, autonomes.

Si étonnante qu’on pût trouver la chose, les bons nageurs étaient rares dans la marine. Celui-là n’avait pas parcouru vingt yards qu’un seul coup de mousquet tiré de la plage l’avait tué net. De sourds grondements montèrent de la foule de ses camarades massés pour suivre l’exploit lorsqu’ils virent l’homme lever les bras au ciel avant de disparaître en laissant un petit nuage rosâtre.

Les marins français que l’on avait mis à terre devaient toujours être là, à guetter le cotre en attendant que leur propre bâtiment vînt les récupérer.

Hallowes répondit d’une voix pincée :

— J’ai fait charger toutes les pièces à cartouches et à mitraille, amiral. Nous leur en servirons une bonne rasade quand ces diables nous tomberont dessus.

Bolitho relâcha sa poigne et se laissa retomber dans la courbure de la coque. Sanglots et gémissements se faisaient toujours entendre. Sept hommes avaient été tués au cours de ce bref engagement. L’un d’eux, le petit aspirant du nom de Duncannon, était mort sur les genoux de Bolitho. Il l’avait senti qui sanglotait en silence, ses larmes se mêlant à son sang.

— Conduisez-moi sur le pont, demanda Bolitho. Où est mon aide de camp ?

— Me voici, amiral.

Stayt était près de lui, et il ne le savait pas. Ce constat le remplit de colère. Auparavant, ils dépendaient tous de lui. À présent, ils perdaient courage à une allure telle qu’il n’y aurait plus de combat, quoi que Hallowes pût en penser. Il ordonna :

— Mettez d’autres nageurs à l’eau. Si nous arrivons à récupérer ces embarcations, nous réussirons à rapprocher davantage Le Suprême de la terre. C’est parsemé de rochers par là-bas, nous serons plus en sûreté en face de cette fichue frégate.

— Bien, amiral, répondit Hallowes qui semblait sceptique. Je m’en occupe immédiatement.

Il sortit précipitamment, et Stayt murmura :

— Paré, amiral ?

Bolitho se leva précautionneusement pour éviter de se cogner contre les barrots. Dès qu’il bougeait, sa douleur dans les yeux revenait, cuisante, une véritable torture.

Il prit le bras de Stayt et sentit le petit pistolet qui battait à son côté.

La frégate les avait abandonnés, décidée à attendre jusqu’à la tombée de la nuit. Rien ne la pressait. Les choses auraient pu être différentes s’ils avaient su qu’un amiral anglais était presque mûr pour tomber entre leurs mains. Bolitho fit la grimace, l’émotion lui picotait les yeux : un amiral désemparé, bien inutile.

Il faisait froid et humide sur le pont, en dépit de la brise étale qui soulevait de petites vagues le long de la coque, comme des pattes de chat.

Stayt lui murmura :

— Il leur a donné l’ordre de rester cachés, amiral. Derrière le bastingage. J’ai l’impression qu’ils sont tous armés.

— Bien.

Bolitho tourna la tête d’un bord puis de l’autre. Il humait l’odeur de la terre, il l’imaginait dans sa tête. Quel endroit pour mourir, songea-t-il, comme ce jeune aspirant, comme leur vigie dans la colline, comme tous les autres qu’il ne connaissait même pas !

Il entendit la voix sonore d’Okes puis Sheaffe qui lui répondait.

— Où est mon maître d’hôtel ?

Bankart était juste derrière lui.

— Présent, amiral.

Si seulement Allday avait pu être là ! Bolitho se prit la tête entre les mains, son bandage sur ses paumes. Mais non, Allday en avait fait assez, il avait assez souffert comme cela.

Hallowes annonça à voix basse :

— Les nageurs sont parés, amiral.

Sheaffe était apparemment tout près de lui :

— Je vais y aller moi aussi, amiral. J’ai appris à nager lorsque j’étais tout jeune.

Bolitho tendit la main.

— Hé, prenez ma main. Moi aussi, on m’a appris à nager tout petit – il avait on ne sait comment deviné que ce serait Sheaffe.

Écoutez-moi bien. Lorsque vous atteindrez le canot, peu importe lequel des deux, vous ne bougerez pas. Jetez une ancre si vous le pouvez, il n’y a pas beaucoup d’eau. Qui va avec vous ?

Le marin s’appelait Moore et parlait avec un léger accent du Kent. Comme Thomas Herrick, songea tristement Bolitho.

— Restez bien ensemble.

— Mais, lui demanda Sheaffe, pourquoi devrons-nous ne pas bouger de là ?

Bolitho aurait aimé arracher ces pansements qui lui couvraient le visage. C’était un cauchemar, il eut soudain envie de crier, cette atroce sensation de piqûre revenait.

— Dites-moi ce que vous voyez.

Bolitho s’approcha du pavois et se cala le genou contre un affût.

Stayt lui toucha l’épaule gauche.

— La pointe est dans cette direction, amiral. Puis, légèrement sur votre droite, vous avez la côte accore de l’autre côté de la baie, là où la frégate a débouché.

— Oui, oui…

Bolitho se cramponna à un râtelier à cabillots. Il voyait la chose comme s’il y était, il se souvenait de ce qu’il avait pu observer. C’était juste avant sa blessure.

— Le français va faire le tour de la pointe – il tourna la tête : Qu’en dites-vous, monsieur Okes ?

— Ça me paraît assez probable, répondit l’interpellé. Ils vont tenter de se rapprocher de leurs foutus… – vous d’mande bien pardon, amiral – … de leurs amis qu’ils ont laissés à terre.

— C’est exactement ce que je pense.

Il toucha le dos nu de l’aspirant : il était glacé, on eût dit un cadavre.

— Disparaissez. Et restez bien ensemble, vous deux – et, comme ils s’éloignaient : Et pas d’héroïsme inutile, ajouta-t-il. Lorsque vous verrez les embarcations, prévenez à la voix.

Il les entendit plonger en s’attendant à entendre immédiatement une détonation.

— Fait-il très sombre ?

Il se sentait impuissant, comme un enfant dans la nuit.

— Oui, amiral, la lune n’est pas encore levée.

— Lorsqu’ils auront atteint le premier canot… – il avait manqué dire si – … soyez parés. Nous n’y verrons rien mais, si Sheaffe voit les Français arriver, nous ouvrirons le feu.

— Nous tirerons en aveugles, amiral ? demanda Hallowes. Je suis désolé, amiral, j’ai été stupide, s’excusa-t-il.

Bolitho se pencha et le prit par son manteau.

— Non. Mais c’est précisément ce que nous ferons.

Stayt commenta à voix basse :

— Les Grenouilles suivront la côte en essayant de prendre position entre le rivage et nous. S’ils arrivent le long du bord, ils peuvent facilement nous submerger.

— C’est en tout cas ce que je ferais.

Bolitho s’agrippa à son sabre, le laissa retomber dans son fourreau. Même cette arme lui rappelait cruellement son impuissance. Comment apprendre la nouvelle à Belinda ? Il ne pouvait supporter l’idée d’être fait prisonnier une fois de plus, il préférait mourir.

— S’ils montent à l’abordage, amiral… commença Hallowes.

— Mettez le feu au bâtiment, répondit tranquillement Bolitho.

Il sentit l’effet que produisaient ses mots sur le jeune officier, comme s’il venait de recevoir une pleine cartouche de mitraille. Il ajouta :

— Je sais que ce n’est pas facile, Hallowes. L’ennemi ne doit à aucun prix s’emparer du Suprême – il l’attira davantage vers lui pour que les autres ne pussent entendre. Faites l’impossible pour sauver vos hommes, mais sabordez votre bâtiment.

Et il se tut.

Lorsque Hallowes reprit la parole, le ton de sa voix était changé : on le sentait affermi, déterminé.

— Je ne vous abandonnerai pas, amiral.

Bolitho se détourna pour lui dissimuler son désespoir.

— Je le savais lorsque je vous ai recommandé pour ce commandement.

Oh, Belinda, que de folies ne t’ai-je pas dites, ne t’ai-je pas écrites ! Maintenant, il est trop tard.

Il songeait à Keen, il savait qu’il assumerait le commandement de l’escadre à sa façon. Un jour, lui aussi arborerait sa marque. Que Dieu lui vînt en aide ! pria-t-il dans un sursaut.

Un homme murmura :

— J’ai entendu quelque chose !

Un autre ajouta :

— Le bruit d’un aviron dans une embarcation.

— Je crois qu’ils ont récupéré l’un de nos canots, amiral, fit Hallowes.

Bolitho pensait à Sheaffe, à son air impassible. Son père serait fier de lui. Mais était-ce bien sûr ? Jalousait-il son fils, comme il jalousait des meneurs d’hommes du genre de Nelson ?

Bolitho se prit la tête dans les mains. Il n’aura plus besoin de me jalouser à l’avenir.

Un cri jaillit sur l’eau puis résonna en écho sur le pont qui se balançait doucement.

— Sheaffe vient de les voir !

On entendit un coup de feu isolé, quelqu’un s’esclaffa :

— ’Rat’raient une vache dans un couloir, ces abrutis !

— Quel imbécile ! fit Stayt. En tirant, amiral, il nous indique sa position.

Il semblait tout excité, prêt à tuer, tel que Keen le lui avait décrit à bord du transport de déportés.

— Ils approchent.

Stayt devait être accroupi, les yeux au ras du plat-bord pour essayer de percer l’obscurité et de distinguer les ombres noires sur l’eau.

— Il y a au moins trois embarcations, amiral.

Le pont bruissait de vagues murmures, et Okes grogna :

— Je ne veux pas entendre le moindre bruit, compris ?

Bolitho perçut un bruit de métal, un pierrier que l’on pointait à la hausse minimale, puis çà et là, le raclement des anspects. On mettait un quatre-livres en batterie, toutes les gueules à tâtons dans l’ombre.

— Bankart, ordonna Bolitho, approchez !

Il sentit la présence du jeune homme qui était déjà à côté de lui. Tout comme l’eût fait Allday aurait.

— Vous allez me servir d’yeux – et, à Stayt : Allez à l’avant, ordonna-t-il, occupez-vous du foc. Soyez paré à couper le câble en cas de besoin.

Il l’entendit qui s’éloignait et se sentit soudain très seul.

Il songeait à la jeune fille que Keen avait ramenée à bord du vaisseau amiral, à la tête qu’il faisait chaque fois qu’il mentionnait son nom. Si l’Argonaute devait se battre, elle serait à son bord.

Ses yeux le piquaient de nouveau, comme pour ajouter à ses tourments. Un autre vieux souvenir lui revint.

On rappelait aux postes de combat. Cheney était à son bord alors que les ponts résonnaient sous les coups de tonnerre des bordées. Cheney.

— Parés, les gars !

Hallowes avait dégainé son sabre, mais son visage restait caché, comme l’était son désespoir.

— Feu dès que parés !

Bolitho se pencha un peu : il entendait le bruit des avirons.

— Feu !

La nuit s’embrasa.

 

Flamme au vent
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